Le Colloque international consacré à l’écrivain français Pascal Quignard et à la Méditerranée, qui s’est tenu les 2 et 3 mars à Ennejma Ezzahra, aura été un événement culturel marquant, associant des lectures croisées de l’œuvre par des universitaires de renom à deux spectacles musicaux qui feront date dans l’histoire du Centre des musiques arabes et méditerranéennes. Cet événement littéraire d’envergue a été organisé par le laboratoire «Langues et Formes Culturelles» de l’Institut supérieur des langues de Tunis, grâce aux efforts conjugués de la présidence de l’université de Carthage et du Centre des musiques arabes et méditerranéennes (Ennejma Ezzahra), en partenariat avec l’Institut français de Tunisie, le Cerilac Paris VII et l’Item (Cnrs-ENS de Paris).
Musicien, scénariste, et écrivain contemporain, Pascal Quignard est connu du grand public pour ses récits: tous les matins du monde (1999) consacré à la figure de Marin Marais, joueur de viole de gambe du XVIIes, et adapté au cinéma la même année par Alain Corneau, Villa Amalia (2006), ou encore tout récemment, L’Amour, la mer (2022), hymne à la beauté du monde, à la vie ainsi qu’à l’impermanence de toutes choses, d’une écriture poétique remarquable, autant de textes rythmés par la musique qui traverse tous les romans de Quignard, et qui y joue un rôle essentiel à l’instar de la beauté des choses “naturelles”. Mais il est également l’auteur d’essais inimitables comme le Dernier royaume : t.1 Les Ombres errantes Prix Goncourt 2002, Les Désarçonnés ou Vie secrète, faisant de son œuvre, complexe, exigeante et érudite, l’une des plus importantes de la littérature française contemporaine, dans la lignée d’écrivains comme Blanchot ou Bataille.
Si l’art occupe une place centrale dans sa réflexion, les frontières entre les genres disparaissent dans son écriture musicale, au profit de l’entrelacement des thèmes obsessionnels du silence, de la lecture, de la mort, de la sidération, ou encore de la figure du jadis.
Puisant dans l’héritage universel, la pensée de Quignard établit un dialogue original avec le fonds méditerranéen dont se nourrit son imaginaire tout autant que sa poétique. Ses références — à cet égard — sont multiples et variées, puisant aussi bien dans L’Odyssée, L’Enéide, Les Mille et Une Nuits ou les mythologies égyptienne, phénicienne, sumérienne que dans les contes populaires et les grands auteurs de l’Antiquité ou du Moyen-Age : Eschyle, Euripide, Averroès, Ibn Arabi, Apulée, Ovide, Saint Augustin, ou Montaigne, pour ne citer que ceux-là; à la source de son inspiration également, les œuvres d’art (mosaïques, tableaux, fresques ou gravures), mais aussi les cités (telles Carthage, Alexandrie, Rome, Athènes, Utique, Naples), et les îles (Ischia, Jerba, Capri), sans oublier le soleil méditerranéen, très présent dans son œuvre.
Dans cette perspective, une équipe de chercheurs du laboratoire « langue et formes culturelles » de l’Institut supérieur des langues de Tunis a proposé une réflexion sur le rapport de l’œuvre de Quignard avec la Méditerranée, interrogeant les mécanismes créateurs dans ses textes, afin de voir comment cet espace marin façonne l’imaginaire de l’auteur et comment sa représentation se trouve en retour façonnée par la pensée quignardienne.
Carthage, cité-phare du monde méditerranéen, point de rencontre entre l’Afrique du Nord, Rome et le Moyen Orient, mais aussi l’un des « lieux de Pascal Quignard », constituait un cadre idéal pour accueillir une telle réflexion, d’autant que cette problématique n’avait pas encore été abordée dans le contexte d’une réflexion collective internationale. Et il est hautement significatif que le colloque se soit tenu au Palais du baron d’Erlanger, cet esthète des années 1900, qui, comme Quignard, était féru d’art et de musique, auteur d’une précieuse histoire de la musique arabe, et collectionneur de manuscrits anciens et d’instruments de musique rares.
Dans ce haut lieu de l’art et de la pensée, le colloque a réuni des universitaires tunisiens, mais aussi français, italiens et japonais, en présence de Pascal Quignard lui-même, et les communications furent de haut niveau, permettant aux étudiants, aux chercheurs et au public de découvrir l’œuvre d’un auteur inclassable et inimitable, mais aussi de rencontrer un écrivain chaleureux et simple, profondément humain et toujours à l’écoute de l’Autre.
La représentation du fonds méditerranéen dans l’œuvre de Quignard, et les lectures que les textes quignardiens proposent d’un tel fonds comportaient plusieurs axes : la mer, aspect essentiel de l’œuvre, mais aussi les figures d’Ulysse et de Boutès (ou l’appel du chant) ou encore Saint Augustin, figure des deux rives. Ont été également étudiés le dialogisme littéraire et artistique de son œuvre, ses descriptions-commentaires de la mosaïque d’El Djem, ou des fresques étrusques, ainsi que son rapport à la rhétorique antique et à la linguistique.
Les regards croisés des chercheurs des deux rives de la Méditerranée ont permis de fructueux points de convergences et de stimulantes découvertes ; étudiants et public ont pu apprécier les différentes étapes de l’écriture d’une œuvre à travers une belle exposition des manuscrits de Boutès ou le désir de se jeter à l’eau : Rendue possible grâce à la collaboration du Cerilam et de la Banque centrale.
Au plaisir de l’esprit, s’ajoutait celui des sens, chaque journée ayant été clôturée par un récit-récital, avec les textes de Quignard, lus par l’auteur lui-même, accompagné au piano par Aline Piboule, artiste virtuose passionnée et sensible, dont le talent a conquis l’auditoire. Si le premier récital, Boutès, consacré à la figure de cet homme symbole du désir, comprenait des œuvres musicales du répertoire classique (Ravel, Chopin, Fauré, Schubert, Messiæn), et une transcription inédite de La Mer de Debussy, la grande première fut le récit-récital Les Ruines de Carthage, texte inédit, écrit spécialement pour l’événement par Quignard, poignante méditation sur la destruction de la pensée, des cultures et des civilisations.
Enfin, la matinée du 4 mars, à l’Institut supérieur des langues, a été consacrée à la présentation des travaux des doctorants, en présence de l’auteur lui-même et de tous les intervenants au colloque, qui ont pu apprécier la qualité de nos jeunes chercheurs, stimulés par un tel public.
La convention de partenariat entre l’Université de Carthage et le Centre des musiques arabes et méditerranéennes, aura permis de réaliser cette jonction entre le monde universitaire et celui de la culture. Méditerranéen, cet événement le fut assurément, avec la rencontre des cœurs et des esprits des deux rives, grâce aux énergies fédératrices des femmes et des hommes, universitaires, enseignants, chercheurs, libraire, artistes et étudiants qui ont fait de ces journées, une célébration mémorable.
Amina Chenik, (Spécialiste en littérature et civilisation françaises) et Haithem Haouel